Bruno Latour, considéré comme « le Greta Thunberg des plus de 60 ans » posait une seule question: « Est-ce que nous sommes encore capable de rendre la terre heureuse et habitable ? »

Bruno Latour est, dit-on, l’intellectuel français le plus influent dans le monde. La certitude est du moins que l’atypique carrière de ce philosophe, sociologue et anthropologue, en a fait la figure d’autorité de la pensée française en écologie.

Il s’exprimait ainsi sur la jeune militante écologiste, la Suédoise Greta Thunberg, icône de cette génération climat » et son association Friday for Future.: « Je crois qu’il y a, depuis trois ou quatre ans, un déplacement, notamment dû à ­Greta ­Thunberg et ce que j’appelle « la croisade des enfants ». Désormais, même ceux qui sont dans le déni sentent le vent du boulet ! Les catastrophes naturelles existent depuis longtemps, mais il y a quelque chose de nouveau dans ce passage de l’insensibilité à la sensibilité. Le problème, à présent, est que nous sommes sensibles mais ne savons pas quoi faire« ..

Plus loin dans un entretien, il donne une analyse pertinente de cette image. « Elle me bouleverse, avec cette façon complètement non conventionnelle d’être totalement convaincante. Vous avez raison, sa façon d’inverser l’ordre des générations, de dire que ce sont les enfants qui sont sages et mûrs et les adultes qui sont des gamins inconscients […] investit tous les affects. Il n’y a pas si longtemps, les « générations futures » qu’il fallait protéger, elles étaient dans le futur justement, et même le futur lointain, c’était tout le problème, maintenant elles sont derrière nous, dans la rue, et elles vous mettent l’épée dans les reins. Toute question de génération, d’ordre des générations, c’est le cœur de la question de l’engendrement. »

Considéré comme l’un des plus grands intellectuels français contemporains, le philosophe et sociologue Bruno Latour est décédé à l’âge de 75 ans. Dans ses derniers livres, il a développé l’idée selon laquelle l’écologie est “la nouvelle lutte des classes”. Il était tout à la fois sociologue, anthropologue et philosophe : Bruno Latour aura marqué par son enseignement et ses ouvrages presque tous les domaines du savoir, peut-être plus connu à l’étranger qu’en France.
L’hebdomadaire allemand Die Zeit présente comme “l’un des grands porteurs d’innovations dans le champ des sciences sociales” était surtout devenu un “penseur clé” de l’écologie et du changement climatique, selon la Süddeutsche Zeitung : “L’un des derniers philosophes qui, en tant que fondateur de sa propre école de pensée, a changé la vision du monde de nombreux étudiants et lecteurs.”
D’abord sociologue des sciences et théoricien des “régimes de vérité”, Bruno Latour en était venu à plaider pour une relation radicalement nouvelle entre l’homme et la planète, explique le quotidien néerlandais NRC Handelsblad. “En survolant le Groenland, il avait vu quelque chose d’inhabituel. Il était venu s’émerveiller devant la spectaculaire masse de glace, mais il lui a semblé que le Groenland voulait lui envoyer un message : la fonte des glaces avait pris une forme qui évoquait le célèbre tableau d’Edvard Munch intitulé ‘Le Cri’. Latour a voulu saisir son téléphone portable pour capturer cette image, mais il s’est soudain rendu compte que sa présence là-bas faisait partie du problème : c’était le CO2 émis par son avion qui faisait fondre la glace.”
Pour le journal néerlandais, Bruno Latour était un penseur remarquable surtout pour sa capacité à apporter constamment de nouvelles perspectives, “à faire basculer la réflexion existante sur les gens, la connaissance et la terre – et à le faire toujours avec beaucoup de verve”.
Dans les années 1980, Latour a pu faire figure de penseur controversé à la suite d’une série de livres dans lesquels il soutenait que les faits scientifiques devraient plutôt être considérés comme des produits de la science. En 2018, le New York Times le présentait encore comme un “penseur de la post-vérité” et comme “le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français”. “Mais ces critiques n’ont pas empêché Latour de figurer bientôt parmi les penseurs les plus cités au monde, aux côtés de Michel Foucault ou même de Marx”, constate le NRC Handelsblad.

Dès 1991, dans un nouvel ouvrage intitulé Nous n’avons jamais été modernes, il plaidait notamment pour une “démocratie alternative” dans laquelle des régions comme la forêt amazonienne et tous les acteurs humains et non humains qui y vivent seraient représentés à égalité au sein d’un “Parlement des choses” : peuples autochtones, botanistes, pédologues, mais aussi l’industrie forestière et enfin les arbres eux-mêmes. Un concept développé huit ans plus tard dans Politiques de la nature et repris depuis aussi bien par des juristes que par des penseurs venus de divers horizons – notamment, en France, par l’anthropologue Philippe Descola.
Dans Face à Gaïa, publié en 2015, Bruno Latour tentait de penser le “nouveau régime climatique” dans lequel nous plonge l’anthropocène. Mais c’est surtout avec son livre Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? (2017) que le philosophe a réussi à toucher un large public. Il y défend l’idée selon laquelle “on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans si l’on ne donne pas une place centrale à la question du climat et à sa dénégation”.
Au-delà de son enseignement à l’École des Mines puis à Sciences Po Paris, Bruno Latour a collaboré avec des créateurs de théâtre, des artistes et des militants écologistes. Il a notamment été le commissaire de deux expositions qui feront date : “Critical Zones” au ZKM de Karlsruhe (2020-2022) et “Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète” au Centre Pompidou-Metz (novembre 2021-avril 2022).
L’ambition suprême de ce “penseur de l’anthropocène”, résume le NRC Handelsblad, aura été de “nous apprendre à devenir des ‘terrestres’” – selon le néologisme qu’il avait forgé et qu’il opposait au traditionnel “terrien”. Courrier International (Paris)

Dernier ouvrage: Mémo sur la nouvelle classe écologique
Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même
avec le Danois Nikolaj Schultz, doctorant au Département de sociologie de l’université de Copenhague, travaille sur les classes géo-sociales.
À quelles conditions l’écologie, au lieu d’être un ensemble de mouvements parmi d’autres, pourrait-elle organiser la politique autour d’elle ? Peut-elle aspirer à définir l’horizon politique comme l’ont fait, à d’autres périodes, le libéralisme, puis les socialismes, le néolibéralisme et enfin, plus récemment, les partis illibéraux ou néofascistes dont l’ascendant ne cesse de croître ? Peut-elle apprendre de l’histoire sociale comment émergent les nouveaux mouvements politiques et comment ils gagnent la lutte pour les idées, bien avant de pouvoir traduire leurs avancées dans des partis et des élections ?
Etant donné la situation, « Mémo » interroge sur l’avenir, notre avenir. « La question qui intéresse tout le monde n’est pas : est-ce que vous voulez produire plus de bien mais est-ce que voulez vivre dans un monde habitable ? Est-ce que nous sommes encore capable de rendre la terre heureuse et habitable ? »
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